mercredi 6 mars 2013

Elections aux Kenya : le pays peut-il revivre les violences post-électorales de 2007 ?


Ce billet bénéficie d'une publication en parallèle sur Huffington Post.

"Je vous encourage à aller voter et aider à décider de l'avenir de notre Nation. Je vous demande également ardemment à tous de voter pacifiquement. (…) Montrons clairement au monde que notre démocratie a atteint sa maturité (…) A ceux qui ne gagneront pas: votre pays a encore besoin de vous. Il y a de nombreux autres rôles que vous pouvez jouer dans nos efforts de développement" déclarait vendredi dernier le président sortant Kibaki.

Le ton est donné. Les élections qui se sont déroulées hier, lundi 4 mars, sont certainement les plus importantes et les plus complexes depuis que le pays a renoué avec le multipartisme il y a de ça deux décennies. 14.3 millions d’électeurs kenyans se sont ainsi rendus aux urnes pour élire députés, sénateurs, gouverneurs de « counties » (départements), représentants locaux mais aussi le Président. Six scrutins au total dans la même journée, une nouveauté mais aussi un défi technique afin d’accueillir tous les votants et dépouiller tous leurs votes. L’élection des gouverneurs, notamment à cause de l’élargissement par la constitution de  2010 dans le cadre du processus de décentralisation de leurs pouvoirs financiers, pourrait donner lieu à des débats agités, mais seule l’élection du président qui devrait nécessiter un second tour, est autant scrutée.



Quels sont les enjeux liés à ces élections ?

Si ces élections se déroulent dans un climat serein et elles seront perçues comme  justes et transparentes, et feront entrer le Kenya dans une nouvelle ère. La Constitution adoptée en 2010 entrera pleinement en vigueur, faisant du pays une démocratie. A l’inverse, si ces élections sont perçues comme illégitimes, elles pourraient plonger le pays dans une nouvelle vague de violence et ainsi faire reculer la démocratie. Les capacités économiques de la première puissance économique d’Afrique de l’Est pourraient en être affectées. Les pays voisins en subiront sans doute l’impact : la Somalie, d’une part, où le Kenya est engagé dans le cadre de la lutte contre le terrorisme mais aussi les efforts de pacification du conflit Soudan/Soudan du Sud, d’autre part seraient touchés. En effet, le pays joue un rôle majeur dans les différents processus de paix engagés au sein de la Corne de l’Afrique. C'est à Nairobi qu'a été signé en janvier 2005 l'accord de paix entre Khartoum et les rebelles du sud Soudan. C'est également au Kenya que s’est réfugié en 2004 le Gouvernement Fédéral de Transition somalien. La dynamique de l’East African Community (EAC) dont fait partie le pays aux côtés de l’Ouganda, la Tanzanie, le Rwanda et le Burundi serait également gravement touchée.

23. 000 observateurs, dont 2. 600 observateurs internationaux ont été déployés dans le pays.  Le processus électoral kenyan est ainsi scruté de près par la communauté internationale qui garde en mémoire les violences qui avaient entachées les précédentes élections. En effet, en 2007, l’annonce de la victoire du président sortant Mwai Kibaki contre Raila Odinga avait provoqué des tueries ethniques dont le bilan s’élèverait à 1 162 morts et 350 000 déplacés dans plus d’une centaine de camps[1]. La crise avait été réglée par la voie diplomatique et juridique. L’ancien Secrétaire général des Nations unies, Kofi Annan, mandaté par l’Union africaine, avait réussi sa médiation en proposant la constitutionnalisation du poste de Premier Ministre. Les deux leaders avaient accepté le partage du pouvoir ainsi que la rédaction d’une nouvelle constitution afin de préserver le pays de ses dérives.



Pourtant, en décembre 2002, une élection régulière avait fait entrer le Kenya dans une nouvelle ère, véritable espace démocratique où la liberté de parole est la règle et la presse parfaitement libre. En effet, après l'instauration du multipartisme en 1991, le président Moi a pu se maintenir au pouvoir jusqu'en 2002. L'arrivée au pouvoir de la coalition NARC rassemblant autour de Mwai Kibaki les opposants de longue date, les déçus de l'ancien parti unique KANU, et les ralliés de dernière minute, tel Raila Odinga offraient le symbole de l’ouverture du pays. L'arrivée d’un nouveau président, en rompant avec près de 40 ans de pouvoir sans partage de la KANU, avait changé radicalement le jeu politique. Le Kenya démontrait alors son aptitude démocratique, respectueux des libertés fondamentales et lançait une série de grandes réformes. Mais le pouvoir, confronté à la corruption et aux divisions, s’est considérablement affaibli. Avant les élections de 2007, le paysage politique kenyan était en pleine recomposition autour de deux pôles : la NARC, victorieuse en 2002, explosait alors que la KANU ne parvenait pas à se reconstruire de manière cohérente. Le Kenya avait raté son virage démocratique.

L’histoire peut-elle se répéter ?

Les Kenyans semblent avoir pris les dispositions institutionnelles afin d’éviter de revivre les violences de 2007-2008 : la Constitution a été réécrite, une nouvelle Cour suprême et une commission électorale ont été créées, une loi contre les discours de haine adoptée. La Commission électorale nationale a un rôle fort à jouer dans la légitimation des résultats. Elle a d’ailleurs promis de donner les résultats dans les 48 heures et ainsi éviter le long délai d’attente de 2007. L’émergence d’une classe moyenne et d’une bourgeoisie est également un élément nouveau. Une crise politique les pénaliserait sans doute, et ce groupe a tout intérêt à vouloir préserver la paix. Symboliquement deux hommes politiques dont les ethnies s’étaient affrontées en 2007 ont décidé de s’allier dans la course à la présidence : Uhuru Kenyatta, fils du premier président du pays, et William Ruto, le leader de la communauté des Kalenjin (la troisième plus importante du pays). Un geste d’autant plus fort que les deux hommes sont sous le coup d’une inculpation par la Cour pénale internationale pour crime contre l’humanité lors des violences post-électorales de 2007.



Néanmoins, ce qui a causé les précédentes violences n’a pas changé. En commençant par les leaders politiques qui sont les mêmes. Pour ces élections, le Premier ministre Raila Odinga (un Luo à la tête de l’Orange Democratic Movement) et le vice-Premier ministre Uhuru Kenyatta (un Kikuyu, chef du National Alliance party), sont les deux principaux candidats du scrutin (Mwai Kibaki a déjà effectué deux mandats et ne pouvait se représenter) sur huit au total. La bipolarisation de la campagne sur des bases ethniques fait craindre une nouvelle instrumentalisation du fait ethnique par la classe politique. Or ce facteur ethnique est très présent dans la vie politique et économique kenyane. Régulièrement des tensions apparaissent autour de l’occupation de la terre par exemple. Des conflits attisés par des calculs politiques à courte vue. Les Bantous représentent le groupe le plus important, auquel appartiennent les Kikuyus, ethnie qui a marqué l'histoire de l'émancipation du Kenya et qui a tenu les rênes du pouvoir depuis l’indépendance du pays en 1963. Mwai Kibaki, l’actuel président est un Kikuyu comme Jomo Kenyatta le premier président du pays en 1964 et son fils actuellement candidat.

Tout comme en 2007, la campagne électorale s’est déroulée sans heurt majeur. La Commission kenyane des droits de l’homme a tout de même relevé le retour de « discours de haine », les leaders politiques sont les mêmes et certaines de leurs déclarations inquiètent. Ainsi Raila Odinga a-t-il déjà annoncé qu’en cas de défaite, il dénoncerait les fraudes et les manipulations. C’est lui qui en 2007 avait été battu par le président sortant Mwai Kibaki aux élections présidentielles du 27 décembre à la suite de fraude, alors, qu’aux législatives qui avaient eu lieu le même jour, son parti l’emportait devant la coalition présidentielle. De plus, l’inculpation de Uhuru Kenyatta, et de son colistier l’ex-ministre William Ruto, par la CPI pourraient également leur donner envie d’être vainqueur à l’encontre des résultats. Bien que s’il est élu aux plus hautes fonctions, Uhuru Kenyatta devrait comparaitre devant la Cour en avril prochain, au moment où devrait se dérouler le second tour de l’élection. Son statut de Président ou futur président pourrait ainsi lui permettre d’adopter la même attitude que le président soudanais Omar El Béchir qui lui a choisi d’ignorer la CPI. De fait il pourrait devenir le deuxième président du continent poursuivis par la Cour. Cette perspective inquiète les partenaires occidentaux de ce pays qui préférerait voir Raila Odinga triompher. Cette inculpation est donc un enjeu de plus dans ces élections, à la portée internationale. Kenyatta s’est d’ailleurs servi de ces accusations afin de manipuler les communautés ethniques qui le soutiennent en se positionnant comme une victime. Sera-t-il jugé dans les urnes ? Gardons en mémoire qu’un scrutin dans lequel un candidat n'a rien à perdre peut virer à la guerre civile…




[1] Kenya National Commission on Human Rights (KNCHR), On the Brink of the Precipice : a Human Rights Account of Kenya’s post 2007 Election Violence, Nairobi, août 2008, 156 p.